Le royaume du prêtre Jean

La légende du Prêtre Jean fut très populaire tout au long du Moyen Âge, de son apparition au XIIe siècle jusqu’à son abandon progressif au XVIIe siècle : entre mystification et mythification, l’enrichissement de cette utopie médiévale et ses inflexions, du continent asiatique aux contrées africaines, témoignent à la fois de l’évolution des mentalités et des croyances, et des enjeux politiques et stratégiques.

Oxford, The Bodleian Libraries, ms. Douce 391 (CC BY-SA 4.0. Wikimedia Commons)

Détail d’un portulan anonyme du XVIe siècle (Oxford, The Bodleian Libraries, ms. Douce 391 (CC BY-SA 4.0. Wikimedia Commons))

Une mystérieuse lettre…

Vers 1165, l’empereur Comnène de Byzance reçut une lettre en latin émanant d’un certain Prêtre Jean, souverain tout-puissant régnant sur les trois Indes, se disant prêt à apporter son soutien aux Croisés. Phénomènes magiques : pierre d’invisibilité, miroir de vérité. Créatures étranges, réelles ou fantasmées : éléphants, crocodiles, Cynocéphales, salamandres, Sciapodes, licornes, etc. Amalgamant les imaginaires, la missive était émaillée de motifs bibliques et de topoï littéraires en vogue, les « mirabilia Indiae », issus de la tradition du Roman d’Alexandre notamment. Cette contrée fabuleuse apparaissait comme une nouvelle terre promise. Le XIIe siècle était une période d’inquiétude pour l’Occident chrétien : l’apparition du Prêtre Jean et de son royaume, localisé à l’est du monde musulman, était inespérée. Son avancée permettrait de prendre en tenaille les Infidèles. Très vite, les traductions se diffusèrent à travers l’Europe, dans tous les milieux.

Marco Polo, Le Devisement du monde ou Livre des Merveilles, Paris, v. 1410-1412 (Paris, BnF, ms. fr. 2810 ; Source gallica.bnf.fr / BnF)

Représentation médiévale d’une cité orientale (Marco Polo, Le Devisement du monde ou Livre des Merveilles, Paris, v. 1410-1412 (Paris, BnF, ms. fr. 2810 ; Source gallica.bnf.fr / BnF))

Marco Polo, Le Devisement du monde ou Livre des Merveilles, Paris, v. 1410-1412 (Paris, BnF, ms. fr. 2810 ; Source gallica.bnf.fr / BnF)

Exemple de « Mirabilia Indiae » : blemmye, sciapode et cyclope (Marco Polo, Le Devisement du monde ou Livre des Merveilles, Paris, v. 1410-1412 (Paris, BnF, ms. fr. 2810 ; Source gallica.bnf.fr / BnF))

Certaines hypothèses considèrent que la lettre émanait en réalité de l’entourage de Frédéric Barberousse et revêtait une portée stratégique : dans la querelle qui l’opposait au pape, elle établissait en effet la possibilité que les pouvoirs terrestre et sacerdotaux puissent être détenus par une seule et même personne, position que défendait l’empereur du Saint-Empire romain germanique face au souverain pontife. Dès 1170, celui-ci envoya des émissaires à la rencontre du Prêtre : sans succès. Les voyageurs continuèrent cependant de rechercher le fabuleux royaume : rares furent ceux qui remirent son existence en question.

De la quête d’un royaume asiatique…

Marco Polo, Le Devisement du monde ou Livre des Merveilles, Paris, v. 1410-1412 (Paris, BnF, ms. fr. 2810 ; Source gallica.bnf.fr / BnF)

Le couronnement de Gengis Khan (Marco Polo, Le Devisement du monde ou Livre des Merveilles, Paris, v. 1410-1412 (Paris, BnF, ms. fr. 2810 ; Source gallica.bnf.fr / BnF))

Au début du XIIIe siècle, un rapprochement s’opéra entre les figures du Prêtre Jean et celle de Gengis Khan. Le large succès du Livre des Merveilles (1299) de Marco Polo contribua à diffuser cette interprétation. S’il nota la présence de communautés chrétiennes nestoriennes isolées – qui ont sans doute contribué à l’émergence du mythe – dans plusieurs régions de Chine, le Vénitien, zélateur de la cause mongole, ne s’embarrassa cependant guère de contradictions, puisqu’il présenta le Prêtre alternativement comme un ennemi ou comme un avatar du grand Khan.

Marco Polo, Le Devisement du monde ou Livre des Merveilles, Paris, v. 1410-1412 (Paris, BnF, ms. fr. 2810 ; Source gallica.bnf.fr / BnF)

Le Prêtre Jean reçoit les messagers de Gengis Khan (Marco Polo, Le Devisement du monde ou Livre des Merveilles, Paris, v. 1410-1412 (Paris, BnF, ms. fr. 2810 ; Source gallica.bnf.fr / BnF))

Au fur et à mesure que les voyageurs explorèrent l’Asie, il devint cependant improbable d’y trouver un empire chrétien.

… à l’exploration de l’Ethiopie chrétienne

Presbiteri Johannis, sive, Abissinorum imperii descriptio / Abraham Ortelius.- 1573 (Paris, BnF, CPL GE DD-2987 (7936) ; Source gallica.bnf.fr / BnF)

Carte du XVIe siècle assimilant l’Abyssinie au royaume du Prêtre Jean (Presbiteri Johannis, sive, Abissinorum imperii descriptio / Abraham Ortelius.- 1573 (Paris, BnF, CPL GE DD-2987 (7936) ; Source gallica.bnf.fr / BnF))

Dans la conception médiévale, les « trois Indes » correspondaient à un très vaste territoire s’étendant de la Chine à l’Afrique : le mythe fut donc réactivé en Éthiopie, où l’on situait les sources du Nil et le jardin d’Éden. Ce déplacement reposait sur la fusion entre la légende du Prêtre Jean et celle des rois Mages. Des prophéties encore vivaces au XIIIe siècle annonçaient qu’un roi éthiopien viendrait en aide au roi des Romains. Coupée du reste de la chrétienté, l’Éthiopie était un royaume chrétien millénaire : les Européens le redécouvrirent au XIVe siècle grâce à la venue d’ambassadeurs abyssins en Occident et à la rencontre de pèlerins dans les Lieux saints. On considéra alors que ce n’était plus de l’est mais du sud que devait venir le salut ; le souverain éthiopien – le Négus – fut alors confondu avec le Prêtre Jean. Dès lors et jusqu’à la fin du XVIe siècle, la cartographie assimila les deux royaumes.

Geographicae enarrationis libri octo / Claude Ptolémée.– Lyon : Melchior et Gaspar Trechsel, 1535 (Poitiers, BU, Fonds Ancien, XVIg 1707)

L’Éthiopie est un royaume chrétien millénaire avec lequel les Européens entrèrent en contact au Moyen Âge grâce à la venue d’ambassadeurs abyssins en Europe et à la présence de pèlerins éthiopiens dans les Lieux Saints. Comme le Prêtre Jean, son souverain – le Négus – assurait à la fois les pouvoirs terrestres et sacerdotaux, ainsi que l’atteste l’association des motifs du trône, de la croix et de la couronne qui accompagnent le personnage figuré sur cette carte. (Geographicae enarrationis libri octo / Claude Ptolémée.– Lyon : Melchior et Gaspar Trechsel, 1535 (Poitiers, BU, Fonds Ancien, XVIg 1707))

Geographiae libri VIII / Claude Ptolémée.- Bâle : Heinrich Petri, 1552 (Poitiers, BU, Fonds ancien, XVIg 1709)

Le terme « Aethopia » pouvait désigner à cette époque un territoire très vaste qui, selon certaines acceptions, s’étendait de la Mer Rouge à L’Atlantique. Des éléments de la flore et de la « faune » sauvages, plus ou moins fantasmés et monstrueux (des perroquets, un éléphant mais également un cyclope, désigné sous le terme « Monoculi »), sont également représentés. (Geographiae libri VIII / Claude Ptolémée.- Bâle : Heinrich Petri, 1552 (Poitiers, BU, Fonds ancien, XVIg 1709))

La découverte de l’empire du Prêtre motiva les expéditions lancées par l’Infant du Portugal, Henri le Navigateur : en 1490, une mission chargée de remettre au Négus une lettre du roi adressée au Prêtre Jean atteignit l’Éthiopie. Ces voyages d’exploration prirent une valeur stratégique à partir de 1494 et du traité de Tordesillas, qui cédait aux Portugais le Brésil et l’Afrique. Si, deux siècles plus tôt, on avait besoin d’un royaume chrétien face aux musulmans, c’était l’Afrique qu’il convenait désormais de connaître. Des relations diplomatiques s’établirent entre les deux royaumes. En 1540, Francisco Alvares fit paraître une riche description des mœurs des Éthiopiens, Renseignements véridiques sur le pays du Prêtre Jean en Inde. L’expression « Prêtre Jean » n’était alors plus considérée comme le nom d’un roi légendaire, mais comme un titre qui se transmettait de génération en génération.

La cosmographie universelle / André Thevet.- Paris, Guillaume Chaudière, 1575 (Poitiers, BU, Fonds Ancien, XVIg 1775)

Cette représentation du Négus appartient au chapitre XIII de La cosmographie universelle, intitulé « De l’empereur d’Ethiopie, dict GERICH-AVARAIC, et de nous PRESTRE-JEAN », qui assimile explicitement les figures du Prêtre Jean et du Négus, comme ce fut le cas à partir du XIVe siècle. (La cosmographie universelle / André Thevet.- Paris, Guillaume Chaudière, 1575 (Poitiers, BU, Fonds Ancien, XVIg 1775))

Rabelais, L’Arioste, Shakespeare ou Tirso de Molina mentionnèrent le Prêtre Jean dans leurs œuvres, ce qui témoigne de la diffusion du mythe. Au XVIIe siècle cependant, des savants, comme l’orientaliste allemand Hiob Ludolf, établirent qu’il n’existait aucun lien entre le Prêtre et le monarque éthiopien, et la légende disparut alors définitivement des cartes, ce qui n’empêcha pas Umberto Eco de reprendre le mythe en l’an 2000 dans l’un de ses romans, intitulé Baudolino.

Audrey Garcia-Sarrelabout

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