Le dragon, la fascination pour la terreur

Textus Bibliae.- Lyon : Jacques Mareschal, 1526 (Poitiers, BU, Fonds ancien, XVIg 1337)

La petite vignette gravée sur bois, œuvre de Guillaume II Leroy comme les autres illustrations de cet ouvrage, montre le dragon évoqué dans le livre de Daniel. (Textus Bibliae.- Lyon : Jacques Mareschal, 1526 (Poitiers, BU, Fonds ancien, XVIg 1337))

Emblemata / André Alciat.- Paris : Jérôme de Marnef et Veuve de Guillaume Cavellat, 1583 (Poitiers, BU, Fonds ancien, XVI 688)

Cadmos et le dragon (Emblemata / André Alciat.- Paris : Jérôme de Marnef et Veuve de Guillaume Cavellat, 1583 (Poitiers, BU, Fonds ancien, XVI 688))

Incarnation des peurs

Si, dans l’Antiquité, le dragon était en lien avec les forces primordiales de l’univers, soit positives, soit négatives, le Moyen Âge le considérait davantage comme le représentant des forces naturelles, souvent souterraines, que l’homme doit dominer. Monstre terrifiant, reptilien et ailé, anthropophage et dévastateur, souvent associé à un lieu sauvage, cet animal était classé parmi les êtres maléfiques côtoyant le monde des morts ou les lieux infernaux. Il incarnait, pour les hommes de cette époque, les plus grandes peurs, comme la famine, la destruction des troupeaux, le risque d’incendie ou de crue, la disparition des enfants ou, dans le registre spirituel, le paganisme et les vices les plus réprouvés. C’est pourquoi, dès le VIe siècle, apparurent, dans la liturgie gallicane du Midi de la France, les processions des Rogations pendant lesquelles on promenait à la veille de l’Ascension un dragon symbolisant l’ennemi de la fécondité et l’endormissement de la nature. Le monstre était exhibé comme un gibier vaincu, montrant par-là la puissance du christianisme sur les religions anciennes.

Biblia sacra.- Lyon : Claude La Rivière, 1651 (Poitiers, BU, Fonds ancien, XVI 1313)

Dragon dans le livre de Daniel (Biblia sacra.- Lyon : Claude La Rivière, 1651 (Poitiers, BU, Fonds ancien, XVI 1313))

Une crainte cathartique

Mentionnée dans plusieurs livres de la Bible – la Genèse, le Livre de Daniel, l’Apocalypse -, l’existence du dragon était aussi attestée dans de nombreux récits hagiographiques, comme la Légende Dorée de Jacques de Voragine au XIIIe siècle dans laquelle il est vaincu par saint Georges ou sainte Marguerite, mais aussi dans des légendes populaires locales, telles celles entourant le combat de sainte Radegonde et saint Hilaire contre la Goule à Poitiers. Ce n’était pas seulement sa mort qui était relatée, mais aussi parfois son éloignement définitif ou temporaire des populations, accompli par une femme ou un homme doté de caractéristiques exemplaires, la pureté, l’innocence, la sagesse ou la sainteté, alors donné en modèle. On trouvait également des témoins des apparitions du monstre qui légitimaient la croyance en son existence ; Marco Polo, dans son Livre des Merveilles à la fin du XIIIe siècle, ou le médecin vénitien Prosper Alpin, dans son Histoire naturelle de l’Égypte à la fin du XVIe siècle, assuraient avoir rencontré des dragons dans les régions très éloignées qu’ils avaient visitées. D’ailleurs, plusieurs abbayes ou villages possédaient des reliques, parfois des ossements préhistoriques, qui attestaient la réalité des récits. Parfois les toponymes faisant référence à l’animal permettaient l’émergence d’une légende dans laquelle celui-ci apparaissait, ainsi la ville de Draguignan (Dragonianum).

Jean Gargot, La Grand’Goule, 1677 (Poitiers, Musée Sainte-Croix ; (c) Musées de Poitiers / C. Vignaud)

La Grand’Goule (Jean Gargot, La Grand’Goule, 1677 (Poitiers, Musée Sainte-Croix ; (c) Musées de Poitiers / C. Vignaud))

Le dragon était donc très présent dans la culture médiévale : dans la littérature, dans les traditions populaires, dans la géographie ou dans l’architecture et le mobilier où ses représentations étaient fréquentes, le dragon accompagnait la vie de l’homme médiéval. Sa présence rappelait les dangers qui menaçaient la vie humaine et la société. Les scènes de victoire sur la bête avaient une vertu apaisante et réconfortante, tel le cycle de saint Georges par Vittore Carpaccio à Venise au XVe siècle promettant, de manière allégorique, la victoire prochaine sur les Turcs.

Oeuvres / Ambroise Paré.- Paris : [1598, 1607 ou 1614] (Poitiers, BU, Fonds ancien, MED 54)

Deux dragons dans l’œuvre d’Ambroise Paré (Oeuvres / Ambroise Paré.- Paris : [1598, 1607 ou 1614] (Poitiers, BU, Fonds ancien, MED 54))

Un ennemi fascinant et fédérateur

Durant les XVIe et XVIIe siècles, on continua de croire à l’existence des dragons, mais un doute apparut chez de nombreux érudits qui cherchaient à décrire le monde qui les entourait. Pourtant le dragon conservait souvent de l’importance dans les traités d’histoire naturelle et les cabinets de curiosités : son hybridité merveilleuse mais aussi sa rareté, sa puissance et la crainte qu’il inspirait faisaient de lui un objet de fascination.

Dans de nombreuses villes d’Europe, carnavals ou fêtes comportaient la déambulation d’un dragon comme la menaçante Tarasque de Tarascon qui était réputée écrouler les digues du Rhône, le Drachenstich de Furth im Wald, le Graoully de Metz ou la Grand’Goule de Poitiers. Toute la population se réunissait dans un cadre festif pour lutter de manière symbolique contre un ennemi symbolique, qui peu à peu devint un animal totémique représenté parfois sur les armes de la ville.

L'histoire des plantes / Conrad Gessner.- Paris : C. Macé, 1584 (Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 8-S-8430 ; Source gallica.bnf.fr / BnF)

Dragons chez Conrad Gessner (L’histoire des plantes / Conrad Gessner.- Paris : C. Macé, 1584 (Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 8-S-8430 ; Source gallica.bnf.fr / BnF))

Mundus subterraneus in XII libros digestus / Athanasius Kircher.- Amsterdam : Johannes Janssonius van Waesberge et Elizaeus Weyerstraten, 1665 (Poitiers, BU, Fonds ancien, folio 598)

Un dragon dans le Mundus subterraneus d’Athanasius Kircher (Mundus subterraneus in XII libros digestus / Athanasius Kircher.- Amsterdam : Johannes Janssonius van Waesberge et Elizaeus Weyerstraten, 1665 (Poitiers, BU, Fonds ancien, folio 598))

Un animal inclassable ?

Dans le grand mouvement de classification et de mise en ordre de la Création à partir de la Renaissance et des Grandes Découvertes, l’animal trouvait sa place aux côtés des reptiles, des animaux aquatiques ou des animaux souterrains. Il devint ainsi une espèce comme une autre que le suisse Conrad Gessner, en 1589, divise en trois catégories, les aptères, les apodes et le véritable dragon. Les auteurs de traités prenaient grand soin de les représenter, comme les autres créatures, sur des planches illustrant des descriptions précises. Ainsi le jésuite encyclopédiste Athanasius Kircher accompagne ses considérations de six planches montrant les différentes sortes de dragons que citent ses sources : la Bible, les auteurs antiques, les témoignages circonstanciés, comme celui du jésuite et mathématicien Jean-Baptiste Cysat, mais aussi les pièces vues dans de nombreux musées, tel celui du cardinal Barberini à Rome, servaient d’arguments, car il s’agissait bien de travailler à partir de preuves et de sources fiables, comme il l’explique dans son article sur les dragons. Loin de douter des sources, les auteurs de cette période tentaient de trouver une explication raisonnable au phénomène : l’académicien Antoine Furetière, dans son Dictionnaire universel (1690), définit le dragon comme un « serpent monstrueux qui est parvenu avec l’âge à une prodigieuse grandeur » en précisant que « c’est un animal chimérique si on prétend le faire différer d’un vieux serpent ».

Mundus subterraneus in XII libros digestus / Athanasius Kircher.- Amsterdam : Johannes Janssonius van Waesberge et Elizaeus Weyerstraten, 1665 (Poitiers, BU, Fonds ancien, folio 598)

Athanasius Kircher prend soin, dans une démarche quasi-scientifique, de faire état des débats contemporains, de justifier sa classification, mais aussi de citer longuement ses sources. L’édition est enrichie de gravures souvent réalisées d’après l’ouvrage d’Ulisse Aldrovandi, Histoire des serpents et des dragons, 1640. « Il y a une grande controverse entre les auteurs au sujet des dragons ailés pour savoir si ces animaux existent réellement dans la nature ou s’ils doivent être comptés comme des fables parmi tant d’autres ; quant à moi, j’ai vraiment hésité longtemps, plein de doutes, à croire à l’existence d’animaux semblables ; jusqu’à ce que j’accepte que la parole sûre de témoins oculaires m’éloigne des objections formulées par tous ces auteurs anciens. Alors, en admettant que ces animaux monstrueux soient obligés de pondre leurs œufs dans des grottes souterraines, comme c’est le sujet de notre dit projet, j’en ai déduit qu’on devait à bon droit les compter parmi les fauves souterrains. Je ne méconnais pas qu’on le considère de deux genres chez les autorités, l’un ailé, l’autre sans aile. Personne ne peut, ni ne doit, douter de l’existence des êtres vivants du dessous à moins d’oser peut-être contredire les Livres saints, parce que ce serait une impiété de le dire quand, dans le chapitre 14 du livre de Daniel, comme d’autres Livres saints, il est fait mention explicitement du dragon Bel, au sujet du culte décrit à Babylone. » (Mundus subterraneus in XII libros digestus / Athanasius Kircher.- Amsterdam : Johannes Janssonius van Waesberge et Elizaeus Weyerstraten, 1665 (Poitiers, BU, Fonds ancien, folio 598))

De la curiosité au désintérêt

Le siècle des Lumières poursuivit la rationalisation de la connaissance et le dragon ne résista pas aux observations des naturalistes comme Buffon et Cuvier. L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert le qualifie d’« animal fabuleux » et reprend l’explication de Furetière quant aux témoignages : l’imagination populaire aurait exagéré les caractéristiques d’ophidiens, de sauriens ou de crocodiliens géants pour donner naissance à des animaux monstrueux et merveilleux.

Au début du XIXe siècle, la découverte de squelettes d’animaux disparus qu’on appela bientôt « dinosaures » fit renaître momentanément la croyance dans les dragons. Les monstres préhistoriques furent alors revêtus des mêmes caractéristiques : c’étaient des reptiles terrestres ou aquatiques, réfugiés dans les mondes souterrains dont ils ne sortaient qu’exceptionnellement, tels que les décrit Jules Vernes dans son Voyage au centre de la terre. Ce fut l’essor de la paléontologie qui enleva définitivement leur caractère merveilleux aux dinosaures et attacha les dragons au monde de l’imaginaire, du merveilleux moderne.

Benoît Traineau

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