
Cette édition des Essais est un nouveau tirage de celle de Journel réalisée dix ans plus tôt. « De la force de l’imagination » est la partie XX du premier livre. (Essais / Michel de Montaigne.- Paris : L. Rondet, C. Journel, et R. Chevillion, 1669 (Poitiers, BU, Fonds ancien, 70818))

L’enfant au faciès de grenouille (De monstris / Fortunio Liceti.- Amsterdam : Andreas Frisius, 1665 (Poitiers, BU, Fonds ancien, 32628))
Dans son essai « De la force de l’imagination », Montaigne rapporte qu’un souverain du XIVe siècle se vit présenter une demoiselle « toute velue et herissée » : sa mère l’avait conçue en regardant un portrait de Jean le Baptiste accroché à son lit – un portrait du cousin du Christ revêtu d’une peau d’ours, réinterprétation européenne de la tunique de berger en poils de chameau.
Rationalisation psychophysiologique

Ambroise Paré fait l’inventaire des causes possibles de la génération d’un « monstre » : ce chapitre qui impute l’anomalie génétique à l’imagination complète des chapitres sur des causes strictement biologiques, défaut de semence, excès de semence, étroitesse ou compression de la matrice. Le cas de l’enfant au faciès de grenouille est doublement attesté, non seulement par la citation des circonstances précises et des témoins (date, lieu, patronymes), mais aussi par les cas semblables rapportés par les auteurs de l’Antiquité et de la Patristique. (Œuvres / Ambroise Paré.- Lyon : Jean Grégoire, 1664 (Poitiers, BU, Fonds ancien, MED 55))
Paré, qui recueille un fait similaire chez Damascène, un Père de l’Église du VIIIe siècle, précise que la mère avait « trop attentivement » regardé l’image pendant que son mari l’engrossait. Paré accompagne le portrait de la « fille velue » de celui d’un petit Africain, autre exemple topique de cette « vertu imaginative » dont Hippocrate avait jadis tiré argument pour faire acquitter une princesse blanche qui avait enfanté un bébé noir. Paré tient à donner un exemple contemporain, le cas d’un enfant à tête de batracien. La mère avait cru se guérir d’une fièvre en serrant une grenouille jusqu’à ce que l’animal meure – et il respirait encore à l’heure de se coucher… Comprenez que c’est en tenant et en fixant sa grenouille qu’elle avait, cette nuit-là, fait avec son mari œuvre de chair.

Le troupeau de Laban (Icones catecheseos / Johannes Hoffer.- Wittenberg : Johann Krafft, 1558 (Collection privée))
Le troupeau de Laban
« Des animaux il en est de mesmes, tesmoing les brebis de Jacob », poursuit Montaigne. Au chapitre XXX de la Genèse en effet, Jacob obtient de s’approprier les bêtes au pelage bigarré du troupeau qu’il garde pour son oncle Laban. Mais son roublard d’oncle soustrait tous les animaux tachetés et les confie à ses fils. Jacob coupe alors des badines, les écorce en partie de telle façon qu’elles deviennent bicolores, et les met contre l’abreuvoir. Quand les brebis buvaient, commente Cornelius a Lapide (1616), et que les mâles en profitaient pour les saillir, elles voyaient leur reflet combiné avec celui des badines brunes et vertes, si bien qu’elles mettaient bas des petits bigarrés : « la force de l’imagination avait imprimé ces couleurs sur leurs fœtus ». Aussi, ajoute-t-il en citant Isidore de Séville, les femmes enceintes doivent-elles éviter de jeter les yeux sur la face hideuse des babouins. Comme le rappelaient les Problèmes d’Aristote, en matière de gestation, « la vertu imaginative excede et est superieure à la formative ».

Orang-outan (De monstris / Fortunio Liceti.- Amsterdam : Andreas Frisius, 1665 (Poitiers, BU, Fonds ancien, 32628))
Reproduction du monstre
Mais que dire de ces « Satyres des Indes » que l’on découvrait au XVIIe siècle à Bornéo, ressemblant à l’homme comme un œuf à un autre œuf, dit le docteur Tulp, et dont le nom malais, orang outang, signifie « homme sylvestre » ? Plus question d’alléguer l’imagination : « on pourrait les nommer des monstres de la nature humaine », dira en 1779 un chirurgien de Batavia, « si ces animaux ne faisoient pas une race à part qui se perpétue ». Fallait-il croire avec les Javanais, selon Jacques de Bondt, qu’ils étaient le fruit de relations entre femmes et singes ? Ou donner raison à Albert le Grand qui, au XIIIe siècle, voulait qu’il y eût, entre animaux et humains, une catégorie intermédiaire ? On crut un temps, quand on découvrit l’Amérique, pouvoir reconnaître dans les Indiens cette catégorie du Selvaticus, du Sauvage – mais ils n’étaient pas velus. Pedro Gonsalvez en revanche, un enfant de dix ans affecté d’une rarissime hypertrichose offert à Henri II, était bien couvert de poils. Mais celui qu’on appelait « le Sauvage » convola et engendra sept enfants, dont trois exempts de l’anomalie. « Parce que la vertu formatrice a corrigé ce vice », aurait pu dire Paré, qui avait aussi questionné la monstruosité sous l’angle de l’hérédité et de son caractère aléatoire.
Pierre Martin