Dans l’Ancien Testament, le livre de Jonas raconte les aventures du prophète éponyme. Après avoir refusé d’aller convertir la grande ville de Ninive, il cherche à fuir en prenant la mer. Une grande tempête manque de faire chavirer le bateau. Jeté à l’eau, il est alors englouti par une grande créature marine. Dans la Vulgate, la version de la Bible la plus utilisée au Moyen Âge, cette dernière est appelée piscis grandis, gros poisson, pour le livre de Jonas, et cetus, monstre marin, pour l’évangile de Matthieu. Après un séjour de trois jours dans le ventre de la grande bête, durant lequel il se convertit, Jonas est rejeté sain et sauf.

Jonas sortant du poisson (Vetus Testamentum cum glossa ordinaria, XIIIe siècle (Paris, BnF, Lat. 131 ; Source gallica.bnf.fr / BnF))

La Glose ordinaire, écrite au début du XIIe siècle à Laon, puis largement diffusée et utilisée dans tout l’Occident jusqu’au XVIe siècle, rappelle que celui qui croit que les trois Hébreux dans la fournaise ont été libérés sans que même leurs vêtements n’aient été imprégnés par l’odeur du feu ne doit pas douter du salut de Jonas dans le ventre du poisson. Cette insistance permet de souligner l’importance de l’étonnement devant cette histoire, qui semble ne pas s’effacer avec le temps, malgré la familiarité de beaucoup avec cette histoire. Progressivement, au cours de l’époque moderne, les représentations de l’animal qui engloutit Jonas ressemblèrent de plus en plus à une baleine. L’image présentée ici propose un état intermédiaire, où la dimension monstrueuse, et par là même, merveilleuse, de l’animal est encore largement soulignée, mais où certaines particularités physiques propres à la baleine sont représentées : les évents sont au nombre de deux, conformément à ce que croyait l’Antiquité, largement lue et respectée au XVIe siècle, y compris pour ses écrits d’histoire naturelle. (Biblia latina cum glossa ordinaria.- Douai : Balthazar Bellère et Jan Keerberghen, 1617 (Poitiers, BU, Fonds ancien, Folio 805))
Une histoire entre merveilleux et miraculeux
Si beaucoup, déjà du temps de saint Augustin et de saint Jérôme, soulignaient que cette histoire n’était pas facile à croire (il n’échappait à personne qu’un homme pouvait difficilement survivre à un séjour dans une créature marine, quelle qu’en fût sa taille), peu la remettaient en cause. A l’époque médiévale, la plupart des auteurs, comme André de Saint-Victor au XIIe siècle, rappelaient que ce qui s’était passé n’était pas conforme aux lois de la nature et que seule l’intervention de Dieu ou du Christ pouvait l’expliquer. Pour eux, il ne pouvait s’agir que d’un épisode miraculeux, une intervention ponctuelle de Dieu dans l’histoire. Mais la Glose ordinaire, le commentaire biblique le plus répandu à partir du XIIe siècle, insistait davantage sur l’étonnement que suscitait cet événement et, ainsi, sur sa dimension merveilleuse. Quelle que fût l’approche des auteurs, elle permettait de souligner la toute-puissance de Dieu, ou de la Nature, qu’il a créée, et ainsi de le glorifier.
Cette histoire frappante a été vue par le Christ lui-même, selon l’évangile de Matthieu, comme l’annonce de sa mort et de sa résurrection. Tout le Moyen Âge s’est inscrit dans cette tradition typologique de préfiguration du Nouveau Testament par l’Ancien. Les particularités monstrueuses de l’animal dans les représentations médiévales (hybridité animal terrestre / poisson, dents terrifiantes) avaient une double fonction : non seulement, elles entretenaient la fascination pour le merveilleux, mais elles soulignaient aussi l’importance de l’épreuve de la mort, et ainsi, la force de la résurrection du Christ, qui offre le salut aux hommes.
Le gros poisson devint une baleine
Mais, à la fin du Moyen Âge, l’emploi de plus en plus fréquent, de manière répétitive, du motif de Jonas, en particulier dans les livres typologiques, tels que les Biblia pauperum ou les Speculum humanae salvationis, montre que l’histoire a perdu de son pouvoir de fascination. On trouve même Jonas sur des miséricordes de stalles, sous le derrière des moines, comme dans la cathédrale S. Peter and S. Wilfrid de Ripon !
Par ailleurs, depuis le XIe siècle, l’animal qui avale Jonas était de plus en plus souvent appelé baleine ; il en prit peu à peu les caractéristiques, surtout à partir du XVe siècle. Les voyages au long cours, puis le sens de l’observation, qui s’accentua au XVIe siècle, permirent la multiplication des représentations réalistes de l’animal, notamment pour l’histoire de Jonas, qui n’en était pas pour autant discréditée. Au XVIIe siècle, il était admis que c’était dans une baleine qu’avait séjourné le prophète.

Comme le dit Joseph Romain Joly (1715-1805) à la page 333, « aucun poisson n’est proprement dénommé dans l’Ecriture. Celui du jeune Tobie & le monstre qui engloutit Jonas, ne sont pas même designés. On se contente de dire que ce dernier étoit un très grand poisson, cete. » L’auteur poursuit en expliquant que certains ont traduit ce terme par baleine, mais que, en plus du « miracle » de la conservation du prophète, deux éléments font obstacle à ce qu’il s’agisse vraiment d’une baleine : il n’y en a pas en Méditerranée et son gosier est étroit. Il faut donc chercher un autre poisson… Certains ont pensé à un requin, mais ses dents auraient déchiqueté Jonas. D’autres hypothèses sont alors évoquées, celle de l’épaulard (ou orque, que l’on trouve déjà chez Scheuchzer), ici représenté, et celle du souffleur (appelé petite baleine). L’analyse de saint Cyprien, qui met en parallèle l’histoire d’Hercule (qui libéra Hésione) et celle de Jonas, est également mentionnée, sans être contredite. (La géographie sacrée, et les monuments de l’histoire sainte : Lettres / Joseph Romain Joly.- Paris : A. Jombert, 1784 (Poitiers, BU, Fonds ancien, m 5640))

La naturaliste Johann Jacob Scheuchzer (1672-1733), pour présenter ses théories sans contrarier l’Église, utilise des passages de la Bible. Il cherche quel animal précis aurait pu avaler Jonas et s’appuie pour cela sur de nombreux écrits, poétiques et littéraires comme naturalistes. A la fin du texte, il donne la légende de la gravure ici exposée : A, la gueule du Seehund (veau marin ou phoque commun) ; B, la gueule ouverte de la baleine appelée orca (orque) ; C, une pièce de monnaie frappée sous Trajan, montrant Hésione et la baleine ; D, une algue. Il propose également une courte bibliographie d’ouvrages parus (6 !) sur l’animal qui engloutit Jonas entre 1678 et 1722. (Kupfer-Bibel / Johann Jacob Scheuchzer.- Augsbourg, Ulm : Christian Ulrich Wagner, 1731-1735 (Poitiers, BU, Fonds ancien, Ag 139))
Scepticisme et désintérêt
À mesure que se précisait l’animal, de plus en plus de questions portaient sur la véracité de l’épisode biblique. Toutefois, on pensait en général comme Luther qu’il fallait lui accorder du crédit parce qu’il était dans la Bible. Au XVIIe comme au XVIIIe siècle, à l’intérieur de l’Eglise, de nombreux efforts furent faits pour défendre l’historicité du récit. S’il était difficile de croire qu’une baleine avait avalé le prophète (il n’y en a pas en Méditerranée et le gosier de cet animal est trop étroit, dit Joseph Romain Joly (1715-1805)), il fallait trouver un autre animal. L’enquête philologique permettait du reste de montrer que le terme de baleine était né d’une mauvaise traduction, comme le souligne l’oratorien Richard Simon. Pour remplacer la baleine, on pensa notamment à l’épaulard, cité par exemple par Johann Jacob Scheuchzer (1672-1733) dans sa Kupfer-Bibel. L’histoire avait ainsi perdu toute dimension merveilleuse.
Les critiques se multipliaient, en particulier celles de Philosophes. Au XVIIIe siècle, dans l’article « Prophètie de Jonas », l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert se garde bien de prendre parti. Mais Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique portatif (1769) et dans La Bible enfin expliquée par plusieurs aumôniers de S. M. L. R. D. P., ridiculise Jonas ; pour lui, cette histoire est complètement fausse. La croyance s’effrite peu à peu…
Le mythe de la conversion

Publicité utilisant l’histoire de Jonas (Théatre et musée de la baleine de Villerville : Jonas-Revue. 1893 (Paris, BnF, ENT VA-1 (12)-ROUL ; Source gallica.bnf.fr / BnF))
Au XIXe siècle, il était de plus en plus communément admis, dans et hors de l’Église, que le livre biblique de Jonas était un conte, un récit sans fondement historique. Les aventures de Jonas ne perdirent toutefois pas de leur pouvoir de séduction et furent encore utilisée pour attirer l’attention, notamment dans le contexte publicitaire. Elles nourrirent bien des récits également, comme le fameux Moby Dick d’Herman Melville (1851) ou les aventures de Pinocchio publiées en 1881 par Carlo Collodi : cette histoire bien connue, parue pour la première fois sous la forme d’un roman-feuilleton, raconte la conversion du pantin après son voyage dans le grand requin. Comme Jonas, il se remet sur le bon chemin, il se convertit et change de vie après son aventure maritime. Sa transformation est profonde, comme celle du Christ ressuscité.
Anne-Sophie Traineau-Durozoy