
Vision de Meuccio di Tura (Boccace, Décaméron, XVe siècle (Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 5070 ; Source gallica.bnf.fr / BnF))
La crainte du retour des morts
Dans l’Antiquité latine, on croyait à l’existence des lémures, âmes en peine des victimes de mort violente, considérées comme des esprits bienfaisants bien qu’inquiétants. Cette croyance dans le retour possible des morts fut condamnée comme païenne par l’Église antique ; selon saint Augustin, seuls les saints pouvaient revenir du monde des défunts dans le but d’informer les vivants sur la mort. Pourtant, les croyances populaires continuèrent d’intégrer la crainte du retour des trépassés.
Une invasion des revenants
Entre le XIe et le XVe siècle on assista, selon le mot de Jean-Claude Schmitt, à une « invasion des revenants » : puisque, dans les conceptions médiévales, monde des morts et monde des vivants ne faisaient qu’un, il n’était pas incongru que des âmes en peine vinssent perturber le sommeil des vivants pour les avertir de ce qui les attendait ou pour demander des prières de consolation. Ces manifestations merveilleuses permettaient au commun des mortels de donner du sens à la mort et de se faire une représentation de ce qui succédait à la vie ; ainsi justifiaient-elles la foi dans le Purgatoire. L’Église gardait le contrôle de ces apparitions en les utilisant d’abord pour justifier la prière pour les morts et en tentant de leur imposer un sens par un interrogatoire précis du revenant.
Une incarnation des peurs
Au XIIIe siècle, le développement des mirabilia, comme Le revenant de Beaucaire, popularisèrent des récits laïques d’apparitions et notamment ceux d’apparitions collectives, comme « la mesnie Hellequin », armée furieuse de damnés comprenant des ecclésiastiques et des chevaliers, qu’on disait parcourir la campagne de nuit. Ainsi les puissants étaient avertis d’une possible punition éternelle dans l’au-delà. Les apparitions prirent une forme de plus en plus terrifiante ; on voyait des morts récents sortir de leur tombe, incarnant la peur omniprésente de la mort, et de la mort en état de péché mortel.
Des êtres fantastiques
Avec l’époque moderne, le regard sur les revenants se transforma. L’Église rejeta dans l’ordre des superstitions la croyance dans les revenants et assimila les émanations spectrales à des œuvres démoniaques : les fantômes devinrent une ligne de partage entre bons croyants et hérétiques, et un objet d’étude pour les érudits, qui remarquaient la permanence de cette croyance depuis l’Antiquité sans la remettre en question. Au XVIIIe siècle, l’esprit rationaliste des Lumières condamna définitivement cette superstition mais, au même moment, en Europe centrale, les récits populaires se multipliaient, témoignant d’une fracture culturelle entre centres urbains et marges rurales. Pourtant, au XIXe siècle, la mode du spiritisme redonna aux revenants une place dans les discussions littéraires ou savantes chez les élites déchristianisées cherchant un sens nouveau à la disparition des êtres chers. Rapidement, les critiques scientifiques et les interprétations psychologiques eurent raison de ces apparitions et cantonnèrent le personnage du revenant à un motif de la littérature fantastique où la réalité du fantôme est laissée à l’interprétation de chacun.
Benoît Traineau