Mélusine

Armorial équestre de la Toison d’or, Flandres, 1430-1461 (Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 4790)

Pierre de Luxembourg (Armorial équestre de la Toison d’or, Flandres, 1430-1461 (Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 4790))

Histoire de Mélusine

Condamnée par sa mère Présine à se métamorphoser en serpente des pieds à la taille, chaque samedi, pour une faute commise envers son père, le roi Elinas d’Albanie, Mélusine aurait néanmoins pu connaître l’existence d’une femme presque ordinaire, et une mort chrétienne, si elle avait épousé un mortel qui avait respecté l’interdit suivant : ne jamais chercher à la voir le samedi. Lorsque Raimondin rencontra Mélusine dans la forêt, il en tomba aussitôt amoureux, accepta ses étranges conditions, et épousa la fée, sans davantage s’interroger sur la nature de sa fiancée. Ils donnèrent naissance à dix fils, la première génération de la prestigieuse lignée des Lusignan, qui étendirent les territoires de leurs parents, notamment à l’est et en Orient, où ils participèrent à plusieurs croisades. Raimondin ne résista finalement pas à la tentation et épia son épouse au bain. Lorsqu’il révéla sa double nature, Mélusine se métamorphosa en serpente ailée, ne revenant à Lusignan que pour annoncer la mort de l’un des siens ou le changement de maître de la forteresse. La lignée des Lusignan était désormais promise au déclin.

Coudrette, Rommant de Partenay et de Luseignen, v. 1460 (Paris, BnF, ms. fr. 24383)

Raimondin découvrant le secret de Mélusine (Coudrette, Rommant de Partenay et de Luseignen, v. 1460 (Paris, BnF, ms. fr. 24383))

L’histoire de Mélusine et des Lusignan fut rapportée dans deux romans de la fin du Moyen Âge écrits respectivement par Jean d’Arras (1393) et Coudrette (v. 1401) pour Jean de Berry et Guillaume Larchevêque Parthenay. Cette fable reprenait en fait une structure narrative que l’on retrouvait dans toutes les mythologies du monde : un être humain s’unit à un être surnaturel, promettant de respecter un interdit. Il finit par le transgresser et, d’ordinaire, le couple se sépare. Depuis Georges Dumézil (Le problème des Centaures, 1929), ce type de récit, dont il avait mis en évidence les éléments fondamentaux, est appelé « mélusinien », en référence à l’histoire de Mélusine, qui en constitue une variation particulièrement célèbre.

 

Mélusine, une créature merveilleuse

Fée par sa mère, princesse humaine par son père, à demi puis entièrement serpente, fantosme pour Raimondin lors de leur rencontre, Mélusine est une merveille, au sens que le Moyen Âge donne à ce mot : elle est une créature à la nature indécidable suscitant de multiples interprétations. Jean d’Arras insistait sur cette essence merveilleuse de Mélusine en inventant pour son nom une étymologie fantaisiste sur le plan linguistique, mais qui correspond à son épaisseur ontologique :

« vous estes nommee Melusigne d’Albanie, et « Albanie » en gregois vault autant a dire comme « chose qu’il ne fault » et Melusigne vault autant a dire « merveilles » ou « merveilleuse. »

 

Les Très riches heures du Duc de Berry, Paris, 1410-1415, v. 1440, 1485-1486 (Chantilly, Musée Condé, ms. 65)

Le mois de mars (Les Très riches heures du Duc de Berry, Paris, 1410-1415, v. 1440, 1485-1486 (Chantilly, Musée Condé, ms. 65))

L’ancêtre des Lusignan… et d’autres lignées

Au Moyen Âge, il était assez courant de se constituer une généalogie où le merveilleux le disputait à l’histoire. Les rois de France étaient les descendants d’Énée, Godefroy de Bouillon avait pour ancêtre un chevalier au cygne… Mélusine de même est l’ancêtre mythique des Lusignan, justifiant leur extraordinaire essor au XIIe siècle puis leur déclin tout aussi brutal, dès le début du XIVe siècle. Afin de légitimer son emprise sur la forteresse de Lusignan, Jean de Berry se prétendit héritier de cette maison et fit placer au-dessus du château une enseigne en métal doré à l’effigie de Mélusine. L’enluminure du mois de mars des Très riches heures du Duc de Berry représente cette enseigne, ainsi que la fée elle-même, sous sa forme de serpente ailée, venue désigner le seigneur de Lusignan.

Dès la première moitié du XVe siècle – et bien avant selon certains chercheurs -, Mélusine fut intégrée aux armoiries des Luxembourg, qui se dirent affiliés aux Lusignan, et à Mélusine. Les Saint-Gelais, les La Rochefoucauld, les Sassenage, et d’autres lignées encore firent de même dans les siècles suivants. Au XIXe siècle, Marie le Goupil et son époux Ambroise Calfa Bey s’arrogèrent les titres de prince et princesse de Lusignan, Marie créant un ordre de chevalerie au nom de la fée tutélaire. Certains membres de ces lignées semblèrent accorder quelque crédit à cette légende. On racontait que la naissance de Mélusine se reproduisait régulièrement dans la famille royale de Chypre, où la petite était élevée dans le secret dans le château de Buffavento. Françoise de Lusignan, au XVIIIe siècle, aurait dit, à propos d’un cri entendu quelques jours avant sa mort : « C’est notre mère Méluzine qui m’annonce ma fin prochaine ».

 

Coudrette, Rommant de Partenay et de Luseignen, 2e quart du XVe siècle (Paris, BnF, ms. 12575)

Mélusine allaitant Thierry (Coudrette, Rommant de Partenay et de Luseignen, 2e quart du XVe siècle (Paris, BnF, ms. 12575))

Mélusine dans le folklore français

On sait qu’il existait une fable attachée à une fée serpente, ancêtre des Lusignan, depuis la première moitié du XIVe siècle au moins, grâce au témoignage de Pierre de Bersuire, dans son Reductorium morale.

« On raconte dans ma patrie que la solide forteresse de Lusignan a été fondée par un chevalier et la fée qu’il avait épousée et que la fée elle-même est l’ancêtre d’une multitude de nobles et de grands personnages et que les rois de Jérusalem et de Chypre ainsi que les comtes de la Marche et de Parthenay sont ses descendants. […] mais la fée, dit-on, fut surprise, nue par son mari et se transforma en serpente. Et aujourd’hui encore l’on raconte que quand le château change de maître, le serpent se montre dans le château ». (trad. Laurence Harf-Lancner)

Deux siècles plus tard, Rabelais écrivait :

« Visitez Lusignan, Partenay, Vouvant, Mervant et Ponzauges en Poictou. Là trouverrez tesmoings vieulx de renom et de la bonne forge, lesquelz vous jureront sur le broz Sainct Rigomé que Mellusine, leur premiere fondatrice, avoit corps foeminin jusques aux boursavitz, et que le reste en bas estoit andouille serpentine ou bien serpent andouillique ».

Mélusine bénéficia de fait d’une riche réception populaire. Dans le folklore, Mélusine, aussi appelée Melusine, Merlusine, Meulusine, se confondit souvent par coalescence avec d’autres personnages folkloriques locaux : elle a donc des visages multiples, bien que plusieurs de ses traits soient récurrents. Rarement maternelle mais pouvant être liée de façon plus générale à l’idée de fertilité, elle est souvent bâtisseuse – elle peut alors être une géante essaimant des menhirs tombés de son tablier à travers le Poitou -, et banshee, annonciatrice de mort. La Mélusine folklorique la plus célèbre est sans doute celle de Sassenage : arborant une queue de poisson, la fée prédisait l’abondance des récoltes par le niveau d’eau des cuves qui se trouvent dans la grotte qu’elle est supposée habiter, déposait des pierres précieuses dans le lit du Furon ou, selon une autre tradition, des pierres ayant le pouvoir de guérir les maladies ophtalmiques.

 

Un mythe européen

Dès 1456, les romans de Mélusine commencèrent à se diffuser en Europe avec l’adaptation allemande du texte de Coudrette par Thüring von Ringoltingen. C’est ce prosaroman qui fut ensuite traduit en néerlandais (1500), en polonais (1569) – traduction qui donne lieu à deux adaptations en russe –, en tchèque (1595), en danois (1613), texte traduit, au XVIIIe siècle, en islandais et en suédois. Le roman de Jean d’Arras, lui, ne fut traduit qu’en anglais et en espagnol, cette dernière traduction (1489) connaissant un certain succès. Dans certains pays, Mélusine s’intégra de façon spectaculaire à la culture locale. Ainsi, en République tchèque, Meluzine devint la divinité d’un vent violent, qui terrorisait les paysans. Au Luxembourg, Melusina se mua en nymphe de l’Alzette, épouse du fondateur de la ville et de la dynastie des Luxembourg, symbole national depuis l’indépendance de cet État-nation en 1839. Des suites romantiques furent ajoutées au récit mélusinien bien connu : on imputa ainsi à Melusina, par exemple, la mort de plusieurs soldats prussiens, qui n’avaient pas su relever l’épreuve imposée par la fée.

Mélusine, fée médiévale merveilleuse, continue donc d’irriguer l’imaginaire européen jusqu’à aujourd’hui.

 

Joanna Pavlevski-Malingre

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