Merveilleux marginal

Merlin (Lancelot-Graal), Thérouanne, v. 1290-1300 (Paris, BnF, ms. fr. 95 ; Source gallica.bnf.fr / BnF)

Merlin (Lancelot-Graal), Thérouanne, v. 1290-1300 (Paris, BnF, ms. fr. 95 ; Source gallica.bnf.fr / BnF)

Job et ses amis (Merlin (Lancelot-Graal), Thérouanne, v. 1290-1300 (Paris, BnF, ms. fr. 95 ; Source gallica.bnf.fr / BnF))

Merveilleux hybrides

Au XIIIe siècle, les marges des manuscrits accueillaient un riche répertoire iconographique : loisirs courtois, rite chrétien, scènes tirées de la littérature mais aussi gesticulations, parodies, hybrides et hommes difformes. Le genre se développa majoritairement dans les ouvrages de dévotion (psautiers, livres d’heures), puis dans les romans profanes, en particulier arthuriens.

Roman de Tristan, Arras, v. 1285-1290 (Paris, BnF, ms. fr. 776 ; Source gallica.bnf.fr / BnF)

Ces marginalia s’épanouissaient dans un lieu périphérique, conçu comme le lieu du désordre et de l’étrange. Là, les corps composites défiaient la raison humaine : animaux, humain et animal, serpents, oiseaux, terminaisons corporelles se confondaient dans les motifs inorganiques.

Corps étonnants, extrêmes, ces créatures marginales correspondent à l’une des quatre modalités de la merveille définies par Francis Dubost : les catégories existentielles, c’est-à-dire les êtres aberrants conçus par l’imaginaire tels que monstres, hybrides, toute créature extrême par sa beauté ou sa difformité.

Profondément altérés, les corps des hybrides n’avaient plus de limites, ils n’avaient plus d’ordre. Dans les mentalités médiévales, le mélange de natures était souvent considéré comme mauvais, marque d’un désordre.

La merveille était ici plutôt négative car l’homme était au centre de ces représentations. Son corps était souvent l’un des éléments du mélange. Or, en tant qu’image divine (Gen. I, 26), le corps de l’homme était l’expression de l’ordre du monde. Sa désarticulation portait la marque du péché originel, celui de l’irrespect de l’interdit. Puni, l’homme avait été abaissé au rang de l’animal. Ce dernier renvoyait au corps pécheur dominé par ses instincts, à l’opposé de la raison humaine. Le mélange homme-animal était une traduction idéale de cet état. Les hybrides anthropomorphes interrogeaient les limites physiques comme morales et mettaient en scène l’éloignement de la « semblance » divine.

Mort Artu, Tournai, vers 1320-1330 (Paris, BnF, ms. fr. 1424 ; Source gallica.bnf.fr / BnF)

De nombreuses créatures composites regardent significativement le centre. La racine latine mir- de mirabilia qui a donné le terme « merveille » indique justement que la vision, l’œil, jouait un grand rôle : le merveilleux était d’abord une perception visuelle, suivie d’une réaction : l’étonnement, la peur, la fascination, voire le rire.

D’autres sont placés en vis-à-vis, ils exécutent une action commune, s’observent, s’enlacent, combattent… Ce type de figures invitait à considérer l’existence de liens entre centre et marge. Zone de l’ordre et zone du désordre fonctionnaient ensemble, se répondaient, s’envisageaient comme des miroirs. Dans les livres de dévotion comme dans les romans profanes, ce contraste avec le centre frappait. Cependant, ce dernier ne pouvait être considéré qu’avec sa périphérie, selon un équilibre nécessaire.

Le regard du lecteur et celui des hybrides convergeaient vers le même objet : d’abord, vers ce que ces êtres donnaient à voir, la transgression, ensuite vers la solution, le texte, qui donnait à réfléchir sur les conséquences des actions individuelles.

Dans les romans arthuriens où ces êtres composites étaient nombreux, les êtres merveilleux des récits avaient une fonction : ils avaient un aspect initiatique mais aussi cathartique qui passait souvent par le combat avec le chevalier. Ils servaient à accomplir des exploits et se laver des péchés. Le roman arthurien relevait d’une perspective d’ordre, à travers le modèle humain qu’il proposait, où le sort de chaque héros dépendait de ses propres choix. Les merveilles marginales accompagnaient le lecteur qui pouvait s’identifier aux héros. Leur étrangeté suscitait un questionnement sur soi, sur l’humain. Ils invitaient, eux aussi, à réfléchir aux actions personnelles.

Dans ce cadre, il est également intéressant de considérer les images marginales sous l’angle de l’art de la mémoire, renouvelé à partir du XIIe siècle. La memoria était visuelle et se basait sur des images représentant des concepts que l’on plaçait dans les lieux ordonnés d’un bâtiment imaginaire. Afin que ces figures s’ancrassent dans la mémoire, elles devaient frapper par leur extrême beauté ou laideur, leurs couleurs, leurs excès. Les corps difformes des marges pouvaient être envisagés comme des figures de mémoire. Rappelant la transgression originelle, l’hybridité appelait à réfléchir sur ses propres choix.

En outre, les êtres merveilleux jouaient de surcroît le rôle d’avertissement : le terme « monstre » vient de monstrare qui signifie « désigner » et « annoncer ». En plus de représenter le péché, les hybrides anthropomorphes l’annonçaient et prévenaient du danger des excès.

Les merveilles marginales puisaient dans la culture visuelle des laïcs et s’inséraient dans un ensemble de phénomènes contemporains tels que les artes praedicandi, l’essor de la dévotion privée, la diffusion d’ouvrages moraux (bestiaires, Ci nous dit) où l’image était au service de la mémoire et de l’édification chrétienne. Le besoin de visibilité, accru depuis le XIIe siècle, faisait de la vision une étape essentielle des pratiques dévotionnelles. Dans les marges, le regard était juge et poussait à la réflexion sur les actions personnelles via ces figures de l’altérité. Or, l’autre, c’est aussi le miroir inversé de soi-même.

Lucie Blanchard

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