Sciapodes et blemmyes

Cosmographia / Petrus Apianus.- Anvers : Héritiers d’Arnold Birckmann, 1564 (Poitiers, BU, Fonds ancien, XVI 438)

On distingue, sur cette carte, en haut, au niveau des ours, la « zona frigida », glacée, et, en dessous, la « zona temperata », tempérée. D’ailleurs, dans les éditions en français de 1551, puis de 1553, une gravure montre la main qui « fait » les zones. La ligne du Tropique du Cancer est appelée « tropicus aestivus » et celle de l’Équateur « Æquinoctialis ». Apian explique : « Soubz Egypte est l’Ethiopie. Puis devers Orient la region Trogloditicque. Plus avant quasi nuls hommes, mais plus demy sauvaiges, selon l’aucteur Mela. Egypanes et Blemmies qu’on raconte estre sans testes, Satyres, sans maisons çà et là, et sans demeures, vagabonds, où les terres sont desertes. Cynocephales, Colopedes, qui n’ont qu’un œil, noirs, horribles et sans teste. Aussi nourrist Africque les Elephans, Dragons, Rhinocerons, Tigres, Basilisques, et plusieurs manieres de Serpens. » (traduction donnée par Frisius en 1551). (Cosmographia / Petrus Apianus.- Anvers : Héritiers d’Arnold Birckmann, 1564 (Poitiers, BU, Fonds ancien, XVI 438))

Geographicae enarrationis libri octo / Ptolémée, Claude.- Lyon : Melchior et Gaspar Trechsel, 1535 (Poitiers, BU, Fonds ancien, XVIg 1707)

Colopede (Geographicae enarrationis libri octo / Ptolémée, Claude.- Lyon : Melchior et Gaspar Trechsel, 1535 (Poitiers, BU, Fonds ancien, XVIg 1707))

L’étudiant de la Renaissance apprenait que la surface convexe de la terre, comme la surface concave de la sphère céleste, qui l’englobait, était divisée en cinq zones. On l’invitait à mettre la main à l’horizontale et en corbeille, doigts serrés, devant une source de lumière propre à dessiner une jolie ligne rouge entre les doigts. Le pouce et l’auriculaire faisaient les zones glacées, où nul homme n’eût su vivre. L’index et l’annulaire représentaient les zones tempérées, appelées également zones habitables. Le majeur, au milieu, correspondait à la bande de part et d’autre de l’équateur, entre tropique du cancer et tropique du capricorne, une zone brûlée par un soleil ardent.

 

Geographiae libri VIII / Claude Ptolémée.- Bâle : Heinrich Petri, 1552 (Poitiers, BU, Fonds ancien, XVIg 1709)

Le terme Sciapode vient du grec skia (l’ombre) et podos (le pied). Bochart (Geographia sacra, 1646) prétend que Blemmye vient de l’hébreu bli (sans) et muach (cerveau). (Geographiae libri VIII / Claude Ptolémée.- Bâle : Heinrich Petri, 1552 (Poitiers, BU, Fonds ancien, XVIg 1709))

Les peuples dans les marges

Cette zone dite torride était peuplée d’êtres monstrueux, comme en Afrique, au-dessus de l’Equateur, les Colopedes, des hommes sans tête pourvus d’un œil au niveau du cou. Des races en marge, au sens propre et au sens figuré : telles, dans la Geographia imprimée à Lyon en 1552, reléguées derrière la barre graduée des latitudes, ces étranges créatures anthropomorphes aux confins d’une d’Asie cartographiée par Munster d’après les coordonnées calculées au IIe siècle par Ptolémée. On reconnaît les Pygmées à leur petite taille, les Cynocéphales à leur tête de chien ; on identifie les Sciapodes qui, renversés sur le dos, à l’ombre de leur pied surdimensionné, se protègent du soleil, et les Blemmyes, dont l’absence de tête est compensée par une bouche et deux yeux fixés à même la poitrine.

 

De monstris / Fortunio Liceti.- Amsterdam : Andreas Frisius, 1665 (Poitiers, BU, Fonds ancien, 32628)

Fille sans tête (De monstris / Fortunio Liceti.- Amsterdam : Andreas Frisius, 1665 (Poitiers, BU, Fonds ancien, 32628))

Praeternaturalia

Mais des gravures sous forme de feuilles volantes, ou dans des corpus comme les ouvrages d’Ambroise Paré, de Lycosthènes, ou de Liceti leur plagiaire, se faisaient l’écho de naissances prodigieuses en Europe même, en pleine zone tempérée… Et pour le lecteur lambda, n’avait-elle pas des allures de Blemmye, cette petite fille sans tête, oreilles sur l’épaule, nez sur la colonne vertébrale, et langue tirée à l’endroit où aurait dû se situer un cou ? De quoi conforter l’existence de ces peuples monstrueux, qui avaient la caution de Pline, le grand naturaliste de l’Antiquité – mieux encore, de saint Augustin, l’auteur de la Cité de Dieu, qui les avait décrits tels qu’ils étaient représentés sur une mosaïque dans le port de Carthage !

 

Un « merveilleux changement »

Cependant la perspective était différente : il ne s’agissait plus de races de créatures qui se perpétueraient dans le temps, mais de cas individuels dont il convenait d’interroger l’émergence fortuite. Et d’autre part, les voyageurs, en cette période de missions d’exploration, avaient la fâcheuse tendance de ne rencontrer que des humains, fussent-ils « sauvages »… Comme l’écrivait vers 1600 Pierre Droict de Gaillard, après avoir décliné à son tour une liste de peuples monstrueux : « Voilà la description d’Aphrique selon les Anciens Geographes, en laquelle aujourd’huy y a merveilleux changement. »

Histoire de la Laponie / Johannes Gerhard Scheffer.- Paris : veuve d’Olivier de Varennes, 1678 (Poitiers, BU, Fonds ancien, FAM 1750)

Un lapon avec ses skis (Histoire de la Laponie / Johannes Gerhard Scheffer.- Paris : veuve d’Olivier de Varennes, 1678 (Poitiers, BU, Fonds ancien, FAM 1750))

Témoin de ce déplacement du merveilleux, Adam Olearius, auteur d’une relation de voyage en Moscovie. On a cru voir des Blemmyes ? – C’étaient des Samoyèdes qui pour se protéger du froid sibérien remontent leur casaque de fourrure sur la tête déjà coiffée d’un bonnet en faisant pendre l’encolure au niveau des yeux pour y voir un peu, si bien que leur visage semble au niveau de la poitrine. Les fameux Sciapodes ? – Tout simplement des Lapons, leurs skis sur l’épaule, comme on peut le voir sur le frontispice de l’Histoire de la Laponie de Scheffer.

Pierre Martin

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